Alors c'était ici. Dans ce qui paraissait maintenant n'être qu'une antre sordide, encrassée de poussière noirâtre, où régnait désormais une atmosphère morbide. En ces lieux sinistres, le temps était comme gelé, l'univers entier se réduisait à cet étalage de pourriture, où, rarement, on apercevait les restes fantomatiques de ce qui fut, autrefois, un majestueux manoir. Des rires enfantins, ou des échos de souvenirs, résonnèrent un instant dans l'immense salle d'accueil. Pourtant, l'escalier de pierres qui menait à l'étage supérieur était vide de toute présence. L'odeur de mort se fit plus prononcée encore.
Jason s'avança lentement au milieu de ce qui, jadis, fut le foyer de son enfance. Son long manteau noir, une lourde cape d'étoffe, le suivit, se mouvant dans l'espace comme ralentie par l'air lourd et glacé. La lune famélique perçait au travers de la toiture en lambeau, dessinant sur un reste de mur une ombre menaçante. Quand Jason retira son chapeau en feutre qu'il portait légèrement de travers, la menace en fit tout autant. Un souffle, et une fumée blanchâtre condensa dans le froid de la nuit.
La salle à manger, il y longtemps, spacieuse, en ce jour, noircie. Les débris de la longue table où la famille s'installait et partageait ses repas, dans un silence respectable, car l'ordre et l'éthique faisaient l'honneur et le mérite des Angelake. Son père,
Frederic, demeurait en bout de table. C'était un grand homme imposant, à la silhouette sportive digne de son grade élevé parmi les marines. Des cheveux bruns coupé court, comme l'imposait la milice à laquelle il appartenait, des yeux d'un bleu profond. Symétriquement en face, se tenait sa mère, la douce et délicate
Victoria. Son visage magnifique était encadré de véritable fils d'or soyeux, et ses yeux brillaient à la façon de deux saphirs taillés et polis exposés en plein soleil. Victoria était une femme connue et reconnue pour sa beauté, elle qui fut une grande styliste et mannequin. Enfin, de part et d'autre de la table, il y avait sa plus jeune sœur,
Myriam, toujours pleine de vie. Son grand frère, Sam, un intellectuel promis à un avenir brillant au sein de la communauté scientifique. Et …
James … son frère jumeau.
« Papa est rentré Sam ! »
« Les enfants, venez saluer votre père ! »
Porte qui claque.
« Mais … que se passe-t-il ? »
Jason détourna la tête. Son regard alla se perdre du côté du salon, encore une vaste pièce dont le passé débordait de festivités correctes, grandes assemblées, diners de haute société … Au fond de cette salle prestigieuse, des résidus d'instruments de musique, un violon broyé, une guitare déchiquetée … et le magnifique piano à queue, d'un noir plus sombre encore que ce qu'il portait auparavant.
Lentement, presque solennellement, Jason s'avança jusqu'à l'antique instrument. D'une main qui semblait sure d'elle, mais précautionneuse, il ouvrit le capot qui recouvrait des touches quelques peu jaunies. Ses doigts glissèrent sur la surface glacée, puis, au prix d'un effort insoupçonné, firent sonner ce qui aurait du être un sol. Mais le temps avait altéré la justesse de la musique même. Et pourtant, dans la dissonance qui avait envahit le manoir en ruine, les images des leçons de musique, entre violon, guitare et piano, défilaient devant les yeux humides d'un jeune homme égaré.
« Oh mon Dieu ! Frederic ! »
« Le bûcher ! Ils arrivent ! Venez ici, tous ! »
Une voix de petite fille, sanglotant :
« Papa ! »
Jason se secoua l'esprit. D'une démarche lente et vraisemblablement assurée, il traversa la pièce et se rendit à l'étage du dessus, dans la gigantesque bibliothèque que sa mère, grande adoratrice de littérature, entretenait et rangeait avec la ferveur du meilleur des religieux. Des livres calcinés, des pages déchirés, c'était tout ce qu'il restait de ce soin scrupuleux. Des tas de cendre par-ci par-là, un désordre sans nom. Et, quelque part au centre de la pièce, une auréole rougeâtre sur les résidus de moquette pourris.
« Tous, versez vos sang ! Le rituel Victoria, récite la formule ! »
« Frederic, es-tu devenu fou ?! »
« Victoria ! Les vampires sont à nos trousses ! Il faut faire le rituel ! »
« Maman ! Que dis papa ? »
« Ne t'inquiète pas James, ne t'inquiète pas ... »
Bruits de lutte, fracas.
Une armoire délabrée s'écrasa sur le sol, un nuage de poussière se soulevant des restes d'un vieux tapis. Jason leva une de ses mains couverte d'un gant de cuir pour éviter l'asphyxie. Mais ce n'était pas tant les petites particules volatiles qui l'étouffait, mais davantage l'immensité de l'énergie spirituelle que dégageait les lieux. Jason avait toujours été particulièrement sensible à ce genre d'émanations, lui qui était issu d'une grande famille de sorciers et sorciers et pas des moins puissants. Cependant, il ne s'en disait pas grand sorcier pour autant. La magie de la Wicca étant tellement changeante, instable, et sévère.
« Tiens tiens tiens … voici que le traitre vient pleurer ceux qu'il a trahit ... »La cape de Jason virevolta tandis qu'il se retournait vivement. Voici donc l'Être, enfin sortit de son trou. Les mains du jeune sorcier encadrèrent discrètement le manche d'une fine dague dissimulée dans sa ceinture.
« Les vampires ne changerons jamais : quand leur bouche n'est pas remplie de sang, c'est de venin qu'elle déborde ... »Le nouvel arrivant sourit en dévoila une paire de canine aiguisée.
« Les rumeurs qui courent sur un soi-disant redoutable chasseur de vampire, aussi agressif dans ses mots que dans ses coups de couteau imprégné de verveine, ne sont donc peut-être pas aussi infondées … ou, sans doute, seule la violence des mots est véritable. Quel effet cela fait-il de revenir sur les lieux où on a tout perdu, comme un fantôme hantant la demeure de son vivant ? »« James ! Où est Jason ?! »
« Frederic attention ! »
« Victoria ! »
Éclaboussure de sang. Violente explosion.
Jason, rentrant chez lui, heureux d'une nuit d'amour et découvrant le manoir incendié.
« Va te faire foutre ! »D'un rugissement bestial, Jason se propulsa vers son adversaire et s'engagea dans un combat interminable. Ce n'est qu'après des heures de luttes où la Mort était, à de nombreuses reprises, venue lui proposer un voyage sans retour, que le vampire se retrouva, pris par surprise, transpercé par une lame dégoulinant de ce qui lui était un poison.
« Dommage, tu ne pourras pas me dire quel effet ça fait d'aller rejoindre Lucifer dans le trou du cul des enfers ! »A peine le vampire eut-il expiré que le téléphone du vainqueur exténué retentit. Les premiers rayons du soleil percèrent à travers la toiture déchiquetée du vieux manoir. Cela faisait onze ans désormais, qu'un terrible incendie aux yeux du monde avait emporté la quasi-totalité d'une noble famille. Cela faisait onze ans désormais, qu'une bande de vampires avaient tué presque tous les Angelake.
« Monsieur Angelake, on vous attends au cabinet … dois-je vous rappeler que vous avez la défense de Monsieur Belham à assurer au tribunal dans deux heures ? »« J'arrive … j'avais juste … une course urgente à faire. Je suis en route ! » … 
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